Maudits silmarils, livre 1 by Dilly

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Le pain


Remarques préalables : Mae Govannen !

Si les chapitres sont plus longs en ce moment, c'est parce que je dois arriver à « tout caser » pour ne pas dépasser un compte de 50 chapitres dans ce premier livre. J'espère que ces chapitres ne paraîtront pas trop fouillis...

Cet épisode-ci est composé d'une collection de drabbles et ficlets (dont certains datent de plus de six mois, et attendaient patiemment leur heure !) .

 



Chapitre 45 : Le pain

 

 

Les mots et la chose


A l'aise et naturel, Belin le Blond déambulait à travers les pièces, dans le plus simple appareil.

Ecthelion abaissa le rouleau de parchemin qu'il était en train de lire.

« Mais allez-y, baladez-vous tout nu dans l'appartement… »

« J'n'trouve point ma culotte. »

Négligemment, Ecthelion le suivit des yeux. L'homme avait grandi et pris en muscles depuis qu'il l'avait engagé.

« Vous vous plaignez que j'vous r'garde quand vous vous lavez mon sire, mais vous l'faites pareil, vous êtes pris en fragrant du lit. »

« En quoi ? »

« En fragrant du lit, c'est quand on est tout fragrant dans son lit. »

« Je ne sais pas ce que vous essayez de me dire, mais je crois que je préfère ne pas savoir… »

 


L'art primitif

 

« C'est quoi ce truc ? », demanda Ecthelion en prenant la statuette qui était posée sur la table de nuit.

Elle représentait une femme souriante vêtue d'une robe aux plis grossiers, avec des cheveux peints en jaune, deux ronds rouges sur les joues, deux autres sans couleur sur la poitrine, un grand ovale sur le ventre.

« C'est ma statue de Yavanna messire, que j'avions ramenée du moulin. »

« Vous n'en voulez pas une plus élaborée ? »

Ecthelion avait pensé : « une plus conforme aux règles anatomiques de base ? ».

« Oh non messire, j'préférons garder celle-là. »

« Comme vous voulez. »

L'elfe reposa l'oeuvre d'art sur la table sans demander plus de précisions.

 


Les muscles


Les deux amis venaient de prendre leur bain quotidien, dans leur étuve. Ecthelion, qui avait fini de se sécher, s'était approché de son écuyer, et sa main montait et descendait doucement autour de son bras.

« C'est étonnant... La vitesse à laquelle vos muscles se sont développés. Et ils ont tellement pris en volume. Est-ce une particularité des Humains ? »

« J'n'sais point messire, ça ne s'arrête pas d'grossir en ce moment, c'est comme mes poils sur l'torse. »

Ecthelion haussa les sourcils

« Pourtant j'faisons juste les entraînements d'la caserne. »

« Je ne comprends pas », avoua l'elfe amèrement. « J'en fais plus que vous, et pourtant les miens ne grossissent pas comme ça... »

Belin n'en crut pas ses oreilles. Pour la première fois depuis qu'il le connaissait, il avait l'impression qu'Ecthelion ressentait à son égard de l'envie et de la jalousie. Cependant, il y avait aussi autre chose dans ses yeux alors qu'il lui touchait le biceps, mais il ne savait pas quoi.

« Y'a bien Glorfindel et Rog qui ont de grands muscles messire. »

« Oui mais eux ils sont vieux. Est-ce que je vais devoir attendre mille ans pour ressembler à autre chose qu'une crevette ? »

« Glorfindel a mille ans ? », s'étouffa Belin.

« Je ne sais pas vraiment... Enfin, dans ces eaux-là, je suppose... »

« Vous êtes très bien comme vous êtes messire. Vous r'ssemblez à une statue. Sur vous des muscles comme moi ça n'irait point. »

« Faites voir l'autre bras... Je trouve ça joli quand même », dit-il, en faisant descendre sa main de l'épaule jusqu'au coude.

Belin rougit.

« Faut point m'toucher comme ça messire... »

« Pourquoi ? »

L'humain ne répondit pas, mais Ecthelion comprit en voyant son pantalon.

« Non mais c'est pas vrai ! Vous êtes excité même quand on vous touche le bras ?! »

Le jeune homme baissa la tête, penaud.

« Ce n'est point d'ma faute. J'le contrôlons point. »

L'elfe grogna.

« Vous vous avez vraiment besoin d'une fille... »

 

Quelques temps plus tard, quand ils furent aux thermes, Ecthelion s'aperçut que Belin n'avait plus aucun poil sur le torse.

« Qu'est-il advenu de vos poils ? », demanda-t-il à son écuyer.

« J'les ai fait épiler messire. J'me sentais point bien avec. »

« Mais pourquoi ? »

« Presque tous les elfes sont imberbes de c't'endroit, alors j'pensois qu'c'n'était point chose qui plaît t'aux femmes. »

« Mais moi je les aimais bien vos poils ! »

Belin, étonné, tourna la tête lentement vers son maître.

« Je veux dire », reprit l'elfe, « ils vous rendent au contraire encore plus unique, alors pourquoi vouloir les ôter ? En outre, je ne l'ai jamais vu, mais on dit que le Vala de la guerre, Tulkas, est blond et barbu. Et ne parle-t-on pas, dans les poèmes épiques, de Tulkas au torse chevelu ? »

« Je ne sais point mon seigneur, j'connais point les poèmes qui piquent. »

 


La diététique


« D'l'a tarte aux pommes, messire, c'est pour vous », dit Belin en posant une assiette sur le secrétaire d'Ecthelion.

« Mais j'en veux pas d'votre tarte aux pommes, j'vous l'ai déjà dit ! », s'exclama le seigneur elfe.

« Non ça ne va point messire », répliqua l'humain. « Vous ne mangez plus que des poulardes et des légumes en ce moment... et des poissons aussi... et des fruits... C'n'est point bon pour la santé. Il faut aussi manger du beurre, des gâteaux au miel, de la brioche... »

« Rassurez-moi... Quand vous dites de la brioche, c'est bien de la brioche ? Ce n'est pas encore une de vos métaphores douteuses ? »

« Non point. »

« Je ne mangerai pas de cette tarte. Il faut que je prenne du muscle. Pas du gras ! »

Puis il se rappela qu'il avait décidé de ne plus se mettre en colère devant lui. Alors il accepta la tarte, puis la jeta dehors, quand l'autre eut le dos tourné.

 


Le pain

 

Quelques jours plus tard, les deux bras posés sur le muret qui servait de garde-fou à la rue montante, il regardait Belin qui s'affairait en contrebas, devant les fours banaux situés sous le toit de bois dentelé de la halle aux grains du Petit Marché.

L'humain, en bras de chemise, le front en sueur, était occupé à sortir des fours les différents pains qu'il y avait mis à cuire.

« Vous avez fière allure », fit la voix d'Ecthelion, claire et sonore.

« Vous êtes là Messire ? Je ne vous avais pas vu ! »

Même à cette distance, les yeux du seigneur Ecthelion brillaient comme deux pastilles bleues sur son visage blanc, et ses cheveux étaient noirs comme les cassis sur les buissons de derrière la ferme... Belin ne se lasserait jamais de ce spectacle.

« Je vous observe », dit l'elfe. « On dirait que vous faites de la magie. »

« C'est point d'magie messire ! », répondit l'humain, rieur, comme s'il rappelait une évidence. « C'est la l'levure qui l'font gonfler. Et la sorte d'blé qu'on prend ! Et l'pétrissage d'la pâte. »

Belin faisait de grands gestes quand ils parlaient, et leurs voix résonnaient sur la place déserte.

Mais elle ne resta pas déserte bien longtemps... Cinq minutes plus tôt, la fille d'un épicier sindarin était allée rameuter ses jeunes compagnes, celles avec qui elle était habituée à cuire le blé justement.

« Venez voir ! », avait-elle dit. « Il y a un homme qui fait le pain ! »

Guidée par la fille de l'épicier, les jeunes elfes s'abattirent sur le pavé de la halle comme une nuée d'oiseaux. Ecthelion, croyant qu'elles venaient pour lui, s'apprêta à fuir, mais elles ne le virent même pas, toute leur attention se portant sur cet elfe blond étrange qui faisait – et réussissait – un travail qui était habituellement le secret des femmes.

Belin, se voyant observé par toutes ces jeunes femmes fées, ne put s'empêcher de rougir, tandis qu'il sortait son dernier pain. Les yeux baissés, il l'enveloppa dans un torchon, puis le déposa à côté des autres.

Un léger rire, comme un bruissement cristallin, circula au-dessus du groupe parfumé de longs cous et jupes en corolles.

Le blond adolescent n'osait les fixer du regard. Tandis qu'il arrangeait ses pains, il leur jetait de rapides coups d'oeil, et chacune de ces timides oeillades était accueillie par un autre de ces rires qui lui chatouillait le ventre.

Finalement, comme mu par une pulsion de bravoure subite, il saisit son pain aux fruits confits, tout chaud et enveloppé dans un drap, et s'avança vers son public. Il les regarda toutes, semblant hésiter. Puis brusquement, il tendit son présent à la fille aux cheveux bruns bouclés qui se trouvait seule, un peu à l'écart des autres. Les joues pleines de son visage en coeur se colorèrent, et Belin remarqua qu'elle portait un tablier de tanneur, et que ses ongles étaient sales.

Un nouveau rire ponctua le choix du jeune boulanger. Mais derrière le muret, en haut, Ecthelion était devenu plus immobile qu'une chouette. Ses yeux ne brillaient plus.

 


La nuit

 

Chaque semaine, le même jour, Belin disparaissait une heure, et ne voulait pas dire où il allait. Le seigneur de la Fontaine ne tarda donc pas à soupçonner qu'il avait un nouvel intérêt amoureux.

Redoutant qu'il se ridiculise encore une fois, ou qu'il aille à nouveau explorer les boîtes à gants de veuves à la vertu légère, il finit par se résoudre à le suivre.

Le prendre en filature ne fut pas difficile : Belin avait la vue et l'ouïe beaucoup moins développées que les elfes, et il n'avait de plus aucune raison de se méfier. Après avoir monté deux ruelles et un escalier, l'humain se retrouva sur la Gar Ainion. Ecthelion pensa qu'il allait poursuivre son chemin... Mais ce ne fut pas le cas. Plusieurs temples et tholos, ainsi qu'un mausolée dédié aux soldats morts, se trouvaient autour de la place et dans ce quartier.

Le Noldo fut étonné de voir son écuyer entrer dans le temple sindarin consacré aux Valar.

« Manwë... », rumina l'elfe intérieurement. « Quelque chose me dit qu'il a un faible pour une prêtresse... Ce n'est pas comme ça que son cas va s'arranger. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi il n'arrive pas à se contrôler. Ce n'est pourtant pas faute de lui répéter et de lui réexpliquer mille fois ! On dirait que c'est comme sa façon de parler... »

Mais en elfe évolué et intelligent, il sut réfréner cet agacement qui le tenaillait depuis l'affaire de la gantière, et poursuivit son chemin pour ne pas perdre de vue son ami.

Le temple était très vaste, silencieux et sombre. Cette église avait à l'origine été construite à la manière telerino-sindarine, c'est-à-dire qu'elle n'était que l'agrégation d'une diversité de chapelles chacune dédiée à un Vala, ou groupe de Valar, différent. Et bien que son extérieur fut d'une blancheur éclatante, l'intérieur était en granit poli, une pierre que ces elfes préféraient souvent au marbre. Mais l'apport valinorin se reconnaissait dans la hauteur des voûtes, l'abondance de formes circulaires, la stylisation des éléments représentant la nature, et la présence de vitraux qui créaient une lumière étrange rappelant les crépuscules de Laurelin et Telperion.

Il n'y avait quasiment personne dans le temple à cette heure-là. Seules quelques femmes et hommes en vêtements sacerdotaux, qu'Ecthelion dévisagea avec suspicion. Belin ne semblait pourtant pas les regarder. Il passa devant la chapelle consacrée à Yavanna, puis celle dédiée à Manwë. Finalement, l'homme entra dans la chapelle de Varda Elentari, et s'assit sur une chaise, face à la statue.

En réalité, ce n'était pas juste une statue. Encadrée par des colonnes en marbre bleu gris, devant une demi-voûte noire constellée d'astres de cristal blanc, elle surplombait tout un bas relief. Celui-ci représentait des enfants elfes autour d'un lac. Ils étaient nus et tendaient leurs bras vers le ciel, vers la créatrice des étoiles. La déesse portait une couronne faite d'un minéral semblable à de la neige, et des rayons de lumière solides et transparents tombaient de sa tête et de ses mains sur les enfants elfes. Les enfants avaient l'air terrorisés. Autour d'eux et sous eux, rôdaient des bêtes de l'Ancien Temps, créées par Morgoth, ou passées hors des portes de la nuit. Il y avait aussi un grand cavalier sombre. Les bêtes et le noir cavalier attaquaient les enfants et certains étaient représentés blessés, tués, ou emportés comme du gibier. Les bras apeurés qu'ils tendaient hors de la nuit, vers la lumière des étoiles, exprimaient à la fois l'imploration et la gratitude.

Ecthelion baissa les yeux ; sur son siège, Belin avait les yeux fermés et les mains jointes. On aurait dit qu'il priait, car il psalmodiait des mots, parmi lesquels Ecthelion distingua Elbereth.

« Je ne le savais pas si dévot... », pensa Ecthelion.

Le seul signe de religiosité qu'il avait jamais vu chez Belin, outre ses interjections en rapport avec les "saints" et le "bon dieu", ainsi que ses absurdes superstitions, était une petite statuette de Yavanna à l'allure étrange.

L'humain finit par ouvrir les yeux puis redresser légèrement la tête. La peau autour de sa bouche tremblait, et des larmes se mirent à couler sur ses joues. Il se prit le visage dans les mains.

Ecthelion ne s'attendait pas à ça ; il sentit son ventre lui faire mal et ses yeux piquer. Il voulut courir vers l'humain pour le réconforter... Mais ce dernier se leva brusquement, et s'essuya les yeux. Il se dirigea vers l'étagère où l'on achetait les petits falots, et en prit deux, ainsi que deux bandes de parchemin. Puis il passa à l'écritoire qui se trouvait à gauche, trempa la plume dans l'encrier, et écrivit très lentement sur les deux bandes, l'air intensément concentré. Il accrocha ensuite une bande à chaque lanterne, et les alluma.

Dans la chapelle, sur le mur de droite, se trouvait tout un quadrillage de crochets , sur lequel étaient accrochés quelques lanternes, toutes avec cette bande de papier suspendue sous leur réceptacle en métal. Ces panneaux étaient une très ancienne coutume telerine, et on les nommait "Murs de la Nuit", car ils étaient dédiés aux âmes de ceux qui avaient disparu.

Belin accrocha la première lanterne, puis élevant la deuxième, il se tourna vers la statue de Varda et déclara :

« J'n'sais point bien t'écrire encore, mais celle-ci, elle est pour Messire Ecthelion. »

Après avoir donné cette précision à la déesse, il suspendit la deuxième lanterne.

Une fois encore, Ecthelion voulut révéler sa présence. Mais il se demanda comment Belin réagirait si il comprenait qu'il l'avait suivi. Finalement, il décida de regagner la sortie, en passant de l'autre côté de la nef.

Absorbé par la scène dont il avait été témoin, le seigneur de la Fontaine ne jeta pas un regard aux chapelles d'Oromë et de Tulkas. Mais son coeur sembla s'arrêter quand il entrevit celle consacrée aux Fëanturi. Une femme brune encapuchonnée se trouvait devant la grille qui la délimitait ; grande, et avec un profil pur. Le blason cousu sur sa mante ne pouvait pas l'induire en erreur – il s'agissait de la jeune dame qu'il avait vue à la Fête du Firith.

[nb : voir le chapitre 24]

Blanche-Fleur. Elle se retourna, révélant un visage qui était pour lui d'une incomparable beauté.

Se sentant brusquement mal, comme s'il manquait d'air, le jeune elfe s'appuya contre la colonne la plus proche. Ses oreilles commencèrent à bourdonner ; il sentit sa peau se couvrir de sueur, puis il eut très froid.

Tout son champ de vision devint noir, et il sentit ses jambes se dérober sous lui. Il ne perçut bientôt plus que la fraîcheur glacée du marbre contre lui et sous lui.

Puis quelque chose arriva.

« Messire ! Messire ! »

Une voix chaude et chantante, celle d'un poitrail familier, rayonnant du soleil liquide qui semblait y être enclos...

« Belin... »

Ouvrant les yeux, l'elfe posa ses mains sur le visage de l'humain, qui le regardait de ses yeux clairs ombrés de cils blonds, et le tenait dans ses bras.

« Vous vous sentez mieux messire ? Vous êtes tombé ? »

« Oui... »

« Vous pouvez vous lever ? »

« Je pense... »

Belin l'aida à se mettre debout.

« J'ai bien eu peur quand j'vous ai vu au pied d'cette colonnade ! J'm'attendais point t'à vous trouver là ! »

« Je me promenais », se contenta de répondre Ecthelion. « Mais... Vous avez-vu cette fille encapuchonnée, devant la chapelle ? »

« Oui messire, pourquoi ? »

« Non, pour rien. »

« Je me demande pourquoi vous êtes tombé quand même », reprit Belin.

Il sembla réfléchir.

« Vous savez quoi ? Je suis sûr que c'est parce que vous n'mangez point t'assez de beurre », diagnostiqua-t-il. « Après vous êtes faible, et ça vous tourne la tête. Et c'est comme ça qu'vous tombez mal-à-l'aise. »

Les deux compagnons sortirent du temple, Ecthelion prenant appui sur l'homme.

« Il faut manger équilibré messire, c'est t'important », conclut Belin.

 


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