Maudits silmarils, livre 1 by Dilly

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La Caverne de la Fleur d'Or II

L'épisode de Noël, deuxième partie.


Remarques diverses : Voici le dernier épisode de la première partie du Livre I ! Et aussi l'épisode le plus long de tous pour l'instant (4000 mots !). Long, chiant, avec un héros pauvre et des animaux qui parlent... C'est un épisode spécial vacances de Noël à passer le matin sur M6 ou NT1.

 

 

Chapitre 25 : La Caverne de la Fleur d'Or, II

 

 

Ecthelion était étendu sur son lit, les yeux fixés sur les murs couverts d'armes et de blasons, ou les moulures du plafond blanc. On entendait seulement des rumeurs venues du Petit Marché en contrebas, et le glou-glou de l'eau du canal.

Une première patte molletonnée douloureuse se posa sur son abdomen, puis une deuxième. Pourquoi le Chat aurait-il fait le tour du lit quand il pouvait traverser la pièce en diagonale, en passant sur Ecthelion ? Et l'animal pesait bien ses vingt livres.

Il passa lentement, comme s'il accentuait par sadisme chacun de ses pas, dédaigneux du corps humain qui par hasard et par sa seule faute venait à se retrouver sur son auguste chemin.

Les yeux d'Ecthelion s'écarquillèrent.

« Par la Faucille des Valar !! »

Il balança le chat sur le parquet, ce qui engendra un bruit de chute mêlé à d'électriques miaulements de protestation et de souffrance surjouée.

Le félin se redressa, le poil hérissé. Il regarda Ecthelion. Qui avait aussi le poil hérissé. Ecthelion le regarda.

Le Chat détourna la tête noblement, dans une pose blessée.

« Comment osez-vous frapper ainsi une pauvre bête du bon dieu ? », s'indigna-t-il.

« Quand tu m'auras expliqué pourquoi tu ne retournes pas chez ton maître, puisqu'il n'habite plus ici ! »

« Mais ici il fait plus chaud », répondit le Chat.

« Ah ! Ça ne m'étonne pas, tiens... Tu ne penses qu'à ton confort... Et tu ne fais que dormir et manger ! A partir de maintenant, je ne garderai plus chez moi ! »

L'animal sauta sur le lit et se mit à verser de grosses larmes.

« Et comment ferais-je pour remplir ma divine mission, qui par Ulmo me fut révélée ? Je dois veiller aux destinées de Gondolin ! »

« Et mon cul, c'est du crébain ?! »

« Pitié, gentil seigneur ! »

« Encore un mot, et je te cloue à la porte !! »

Effrayé, le Chat s'enfuit.

 

* * *

« J'm'ennuyons... », soupira Belin, assis sur la grosse pierre près de la porte de la maison paysanne. « J'm'ennuyions au printemps... Et maintenant j'm'ennuyions à nouveau... Y'a rien à faire ici, à part bouchonner les ânes et faire des pains. »

« Ben qu'est-ce t'as encore, à faire c't'e tête de cochon ? », lui demanda Robert, qui rentrait des champs.

« Y'a que j'm'ennuyons », répondit Belin.

J'sommes revenu à mon point de départ, pensa-t-il avec amertume.

Et il se souvint comment tout avait commencé.

 


 

Six mois plus tôt.

 

Le jeune humain était étendu dans l'herbe d'un pré parsemé de pâquerettes, les yeux fermés, ne sentant que l'air printanier et l'immensité du ciel bleu qui lui faisait face. C'était sa seule manière de sortir de chez lui, d'imaginer que ce ciel était le même pour ceux qui se trouvaient derrière les montagnes qui fermaient la vallée.

Depuis qu'il avait six ans, il se demandait ce qu'il y avait derrière les montagnes de l'Echoriath. Il avait interrogé les elfes autour de lui, mais ils avaient été très nébuleux. Ce qui revenait à chaque fois, c'était les mots « paix » et « sécurité ». Ici vous êtes en paix, et en sécurité.

Ses frères s'étaient toujours moqués de ses rêves de voyage et d'aventure, tout comme ils riaient quand ils le voyaient brandir son épée en bois pour combattre des orcs imaginaires. Si au moins ils lui permettaient d'aller en ville lors des fêtes... Mais ils le prétendaient trop jeune pour cela. Alors Belin se contentait de regarder la blanche cité féérique de loin, avec ses tourelles et ses drapeaux. Il imaginait le roi. On disait qu'il était très grand – sa tête aurait heurté le plafond de leur maison. Qu'il était toujours vêtu de grandes robes couleur ivoire brodées d'or, et que sa couronne était de rubis et d'argent. Il avait aussi une fille, une princesse d'une merveilleuse beauté aux pieds invincibles. Et un grand connétable qui était aussi beau que la princesse – du moins c'est ce qu'il avait inféré de ce qu'on lui rapportait.

Ah ! Comme il désirait marcher dans cette ville toute blanche au sol pavé immaculé, aux fontaines étincelantes, aux mille rossignols et aux mille musiques ! Une cité magique où l'on n'avait point à aller chercher l'eau au puits, mais elle circulait partout, attirée par des ponts, des canaux et des couloirs souterrains, jusqu'à l'intérieur des maisons ! Comme il aurait aussi aimé pouvoir parler aux chevaliers du grand roi, dont on disait que le métal des armures était aussi artistement décoré que du tissu brodé, et les épées si merveilleuses à regarder ! Et voir les grands elfes brillants venus du Paradis, qui aux dires de ses frères chatoyaient dans la nuit comme des vers luisants !

Et pendant qu'il était étendu là à rêver les yeux clos, il ne voyait pas que son chat était survenu et marchait tout autour de lui, comme s'il l'examinait.

« Pourquoi a-t-il fallu qu'j'naisse dans c't'e ferme, près d'ce moulin ? », gémit à nouveau l'adolescent. « Et maintenant m'v'là tout seul avec mes frères et mes cousins ! Le destin ne m'est point favorable, pour sûr. »

Le Chat, qui entendait ce discours, mais qui n’en fit pas semblant, lui dit alors d’un air posé et sérieux :« Ne vous affligez point, mon maître, vous n’avez qu’à me donner quelques atours et me faire faire une paire de souliers pour marcher sur les pavés, et vous verrez que vous n’êtes pas si mal partagé que vous le croyez. »

Belin ouvrit les yeux brusquement, et se redressa.

« J'n'avons pourtant point bu ! Ou alors j'deviens fou ! Mon chat qu'j'ai toujours connu d'puis j'sommes p'tiot m'parle donc maint'nant ? »

« Mon maître, toutes ces années, j'ai attendu mon heure. Aujourd'hui, vous êtes presque adulte, et mûr pour affronter votre destin », dit le Chat. « Regardez ! »

Et à ces mots, il se redressa sur ses pattes arrières, et se tenant debout, fit la révérence.

« Sainte Elbereth ! », s'exclama Belin.

« Je suis un grand chat magicien, et selon mes prophéties, vous avez un grand rôle à jouer dans l'avenir des Royaumes du Beleriand. Il est même possible que par vos actions, vous sauviez le monde... Mais pour cela, il vous faudra suivre mes conseils. »

« J'vous croyons pas ! », répondit l'humain. « J'sommes sûr que j'rêvons. »

« Me croire, il le faut pourtant ! », insista le Chat en se rapprochant. « N'avez-vous pas envie de voir le roi Turgon ? »

« Oh si ! »

« N'avez-vous pas envie de rencontrer l'Amour ? »

Belin hocha la tête deux fois plutôt qu'une.

« D'après mes visions, vous épouserez la princesse Idril, la fille du roi ! »

« Moi, épouser une princesse fée ? C'est bien ridicule, j'pense. »

« Puisque je vous le dis ! »

« Mais qu'est-ce que j'dois faire donc ? »

« Tout d'abord, me trouver une fraise et des souliers. »

Le soir-même, Belin apportait au Chat une fraise qu'il avait cousue lui-même dans du drap blanc et de petits chaussons qu'il portait quand il était bébé.

« C'est un peu rustique », opina le Chat, « mais cela devrait suffire pour le moment. Et maintenant, faites vos bagages, nous devons nous rendre en ville le plus vite possible, c'est-à-dire demain matin ! »

Belin fit ses préparatifs en cachette. Il déplia un foulard, y glissa un casse-croûte, un savon, des mouchoirs, ainsi qu'une tunique de rechange. Il noua le tout puis cacha le baluchon dans la grange.

Ses frères partaient aux champs tôt le matin. A l'aube, quand ils furent hors de vue, après avoir pris une gourde et un bâton de marche, l'adolescent courut à la grange récupérer son paquet, qu'il attacha au bout de son bâton. Puis il se mit en route, le cœur léger et gonflé d'espoir, son chat bondissant à ses côtés.

On était en mai. Il y avait des fleurs sur les arbres, et la nature embaumait. Son baluchon perché au bout du bâton, Belin marchait d'un bon pas, les yeux fixés sur la cité elfique qui devenait de plus en plus grande au fur et à mesure que la matinée passait. Souvent, on entendait les elfes paysans qui chantaient en s'affairant dans les champs, certains jouaient même du rebec.

« J'pense à une chose », dit alors Belin à son chat, « si vous êtes magicien, pourquoi vous n'avez -vous point fait apparaître vos vêtements vous-même ? »

« Ça ? C'est bon pour les mages de seconde zone ! », répondit le Chat en se rengorgeant.

Belin, qui malgré sa naïveté, n'était pour autant crédule, lui jeta un regard soupçonneux.

 

* * *

 

Dire que la cité était conforme aux rêves qu'il en avait fait n'était pas juste. Elle les surpassait. La lumière que semblait exhaler tout l'immense et continu assemblage de pierres blanches créait une sorte de brouillard blanc pareil au surplus de lumière quand vous ouvrez vos yeux à l'aube. Dans cette brume pâle, Gondolin semblait à la fois éloignée et plus réelle que le reste de la verte vallée.

Tout y était entretenu, il n'y avait pas d'ordures dans les rues, et chaque détail était pensé et fignolé à l'extrême, de la disposition des massifs de fleurs et des arbustes selon leur forme et leurs couleurs aux motifs sur les pilastres des fenêtres.

C'était un monde entier tourné vers l'aspiration à la beauté.

Comme les broderies et sculptures sur bois auxquels s'appliquaient les Humains primitifs, mais approfondies, sublimées en habileté et en volonté par la démultiplication du temps dont les elfes disposaient.

« Mais pourquoi restez-vous là planté comme un imbécile ? », lui demanda soudain l'un des sergents royaux.

« C'est bien beau, pour sûr messire ! », dit alors Belin.

« Qu'est-ce qui est beau ? »

« C't'e cité ! »

Empli de fierté, le sergent se rengorgea et sourit.

« N'est-ce-pas ? »

Le fils du meunier continua son chemin, vers la tourelle de la Maison de la Fleur d'Or, son baluchon perché au bout de son bâton.

Entre temps, il fut étonné par la diversité des elfes qu'il croisait. Tous étaient très grands, mais certains l'étaient moins, et d'autres l'étaient bien davantage, le dépassant parfois de deux têtes – souvent ces elfes-là avaient une aura particulière. En fait, il y avait vraiment toutes sortes d'elfes : des elfes avec des chapeaux ronds, pointus, ou des foulards, des cercles de métal, des couronnes de feuilles ou de fleurs ; de nombreux elfes avec des cheveux noirs, d'autres avec des cheveux seulement châtains, ou argentés, quelques uns avec des cheveux blonds dorés. Des elfes avec de petits nez, des elfes avec de grands nez, ronds, crochus ou en trompette ; des elfes avec toute sortes de visages – même s'ils étaient toujours harmonieux et jamais difformes. Des elfes qui chantonnaient en marchant, d'autres qui sifflaient, d'autres qui se disputaient. Des elfes cordonniers, des elfes qui vendaient de l'or, d'autres qui vendaient des vêtements, des jouets, des instruments de musique, des armes, de la nourriture ; des elfes-architectes qui contrôlaient le chantier d'une maison, l'air sérieux et concentré ; des elfes ouvriers en sueur, torses-nus ; des elfes-scribes qui se hâtaient avec des rouleaux de parchemin sous le bras ; des elfes enfants qui jouaient aux billes dans un coin de cour ; des elfes forgerons et des elfes soldats.

Le jeune humain vit même passer une chaise à porteurs dont les porteurs harassés faisaient la grimace. De la fenêtre de la cabine dépassait une main masculine dont chaque doigt portait une bague ornée d'une grosse pierre précieuse.

« Mais plus vite que ça, bande de truffes ! », s'exclama soudain la silhouette à qui appartenait la main.

« Oui, Seigneur Egalmoth », dirent les elfes-valets.

Belin fronça les sourcils ; en voilà un qui se croyait tout permis.

« Sommes-nous encore loin de la Maison de la Fleur d'Or ? », demanda-t-il à son chat.

« Non point ! Il nous faut juste descendre encore cette ruelle-là. »

Les gardes de la caserne ne voulurent d'abord pas le laisser entrer ; il fallut qu'il dise, comme lui avait conseillé le Chat, qu'il avait quelque chose à montrer au connétable, et il désigna l'animal.

« Un saltimbanque humain... Il veut sans doute se faire engager comme fou du roi », opina l'une des deux sentinelles.

« Allez-y. Mais n'espérez pas trop. »

Le coeur battant, Belin pénétra enfin dans la cour d'un beau bâtiment aux colonnes peintes en vert. La cour était déserte. Il n'y avait qu'un elfe occupé à cirer une dizaine de bottes, à qui Belin demanda où se trouvait le sire Glorfindel.

« Le Seigneur Laurefindil ? Vous le trouverez dans la deuxième cour, là où nous nous entraînons. Vous n'aurez pas de mal à le reconnaître, il est blond et c'est le seul qui porte ses cheveux détachés. »

L'humain le remercia, puis passa sous l'arche qui séparait les deux cours intérieures.

Dans la deuxième cour, Glorfindel, secondé d'un autre elfe brun, observait l'entraînement de son régiment. Ils se tenaient tous deux debout, sur le côté.

Belin s'approcha timidement, et le regarda de plus près.

Dieu ! Il était bien noble et chevaleresque comme il se l'était peint, le seigneur Glorfindel ! Des cheveux comme un champ de boutons d'or, tout bouclés et longs jusqu'à la taille ! Des yeux couleur de lavande brillant comme des falots, et une armure toute en or !

Le soleil palpitant dans ses cheveux, l'elfe se tourna vers lui, le dominant d'une tête.

« Qui êtes vous ? »

« J'suis Belin l'Blond, grand messire, et j'aimerais vous parler t'au sujet d'une chose. »

« Un humain ? J'espère que vous avez une bonne raison de me déranger. »

« J'n'savons point, messire », avoua Belin, perdant brusquement son aplomb.

Mais le visage de Glorfindel se détendit quand il aperçut son petit compagnon chaussé et paré.

« Oh ! », s'exclama-t-il. « Qu'il est mignon ! »

Sur quelles faiblesses de caractère ne fallait-il pas fonder ses plans ! Telles furent les pensées du Chat.

Belin savait qu'il devait profiter de ce moment pour raconter son histoire. Il expliqua, comme lui avait commandé son chat, que son père Erik était mort il y a peu – ce qui était vrai. Qu'il avait laissé à ses trois fils un héritage constitué d'un moulin et d'une petite ferme – ce qui était encore vrai. Mais il ajouta que l'aîné avait hérité du moulin, le cadet de la ferme, et lui de ce seul chat – ce qui était faux. Alors il lui fallait trouver un emploi. Il savait s'occuper des bêtes, et il ne rechignait pas non plus à devenir soldat.

Glorfindel fut attendri par cette histoire, et à vrai dire elle tombait bien, car Ecthelion de la Fontaine devait partir en mission à sa place, pour délivrer Orodreth, mais il n'avait plus d'écuyer. Le précédent était mort de façon atroce et aucun elfe ne voulait le remplacer, jugeant la place maudite (et Ecthelion insupportable).

« J'ai peut-être quelque chose pour vous, si vous savez vous occuper des chevaux. »

« Oh oui messire ! »

« Elemmakil », dit Glorfndel à l'elfe qui l'accompagnait. « Mène-le à la caserne de la Fontaine. Et vois s'il ne peut pas faire l'affaire pour Ecthelion. »

Elemmakil toisa le jeune humain du regard, comme on toise une idée saugrenue.

« Vous êtes sûr ? »

« Il faut bien qu'on lui trouve un écuyer. »

Une demi-heure plus tard, Elemmakil et Belin se trouvaient dans la cour de la Maison de la Fontaine – le chat était d'abord resté un peu auprès de Glorfindel pour se faire câliner, puis suivit les autres et monta sur une corniche pour observer son protégé.

« Le Seigneur de la Fontaine n'est pas là ? », s'enquit Elemmakil.

« Non, il n'arrive que dans une heure. »

« Bon... »

Elemmakil emmena Belin aux écuries.

« Vous voyez ce bouclier suspendu au mur ? Il représente les armoiries du seigneur Ecthelion de la Source, qui a besoin d'un écuyer. Il revient dans une heure, en attendant, vous pouvez faire la toilette de son cheval, qui est celui-ci. »

Il désigna le très grand cheval blanc qui se trouvait dans le box. Il semblait n'avoir pas été entretenu pendant au moins deux semaines. Depuis que le précédent écuyer d'Ecthelion était mort, c'étaient des soldats choisis au hasard qui s'occupaient de cela quand ils en avaient le temps, ou bien Ecthelion lui-même.

« D'accord messire. »

« Par contre, je ne peux pas rester ici à attendre une heure. Alors, quand le seigneur Ecthelion reviendra, vous lui direz que vous venez pour le poste d'écuyer. »

Belin hocha la tête. Elemmakil partit.

L'adolescent resta seul avec le pur-sang, angoissé par ce qui l'attendait. Il caressa le cheval, qui sembla l'apprécier. Cela le rassura, alors il se mit au travail.

Quand l'heure fut passée, il avait largement terminé, et nettoyé le box en sus. Alors il s'assit dans un coin d'ombre, sur un cube de foin. Dehors, le jour déclinait.

Il attendit une demi-heure. Puis une autre. Il s'endormit.

Ce fut le son d'une voix qui le réveilla, ou plutôt la musique d'une voix. Belin n'avait jamais entendu de voix aussi belle, même parmi les chanteurs de ses voisins elfes. Elle était si suave... douce comme du velours, mais aussi pure comme la glace des montagnes.

« Qui a préparé mon cheval ? Pour une fois que ce n'est pas du travail de cochon. »

« C'est l'humain apporté par Elemmakil, mon seigneur. »

Belin ouvrit les yeux. L'elfe qui possédait la voix si belle se tenait devant le cheval. Et si hautain et magnifique était Elemmakil, plus hautain et magnifique était Ecthelion, seigneur des Fontaines, et à cette époque, tout jeune commandant de son régiment.

Il ne brillait pourtant pas d'un éclat angélique comme le seigneur Glorfindel semblable à un dieu. D'ailleurs, ses cheveux étaient si noirs qu'ils se fondaient dans l'obscurité. Mais ses yeux luisaient d'un feu interne qui ressemblait à celui des étoiles de la nuit, et son armure était d'argent comme la lune.

« Oh, mais ce doit être lui », dit le subordonné en désignant Belin.

« Lui ? », murmura Ecthelion à l'autre elfe. « On dirait un cocker abandonné... »

« Excusez-moi messire, j'm'étais endormi », bredouilla Belin.

Il fit une révérence.

« J'suis Belin le Blond, fils d'Erik le meunier, et j'suis venu pour l'poste d'escuyer. »

« Vous avez une drôle de façon de parler. Ceci dit, vous avez l'air de savoir vous débrouiller avec un cheval... Avez-vous déjà combattu ? »

« J'ai combattu mes frères messire... Quand j'm'disputais avec eux... »

Ecthelion le regarda avec dépit.

« Mais j'sommes très bon pour attraper les poules ! », ajouta le paysan, pour essayer de se corriger.

L'argument ne sembla pas lester davantage la balance.

« De toute façon, je suppose que je n'ai pas le choix », murmura Ecthelion. « Je pars en misson demain matin. Une mission très dangereuse, au-delà des montagnes, loin à l'Est. Si vous êtes prêt à m'accompagner et à risquer votre vie, je vous engage. »

Les yeux de Belin s'allumèrent.

« Au-delà des montagnes de la vallée ? »

« Oui. Près du lac Helevorn. Il va falloir passer par Ard-Galen pour gagner la Lothlann, et ensuite pénétrer en Thargelion, dans le royaume de Caranthir. Il y a aura toutes sortes de monstres à affronter. Des trolls et des vampires. Peut-être aussi des orcs. »

Tous ces noms étranges et emprunts de lointain, le visage soudain figé de l'humain sembla les absorber comme une éponge avide.

« Oh oui messire ! J'veux y aller ! »

« Très bien. Nous allons vous trouver un cheval, puis vous dormirez à la caserne ce soir. Nous partirons demain à l'aube. »

 


 

Oui, c'était comme ça qu'il était sorti de sa vie de simple fermier...

« Les vaches n'vont point s'traire toutes seules, hé con ! », dit soudain Robert.

« J'm'en allons bien les traire », répondit le jeune, « mais d'abord j'finis c'te chose. »

L'air absorbé, il était en train de sculpter un morceau de bois avec son opinel.

« Qu'est-ce donc qu'c'est ? »

« Un cadeau pour messire Ecthelion. »

« Ben vl'à autr'chose. »

Robert posa son seau par terre.

« Ton messire Ecthelion, il n'veut plus t'voir, j'pense bien. »

« Ce n'est point vrai. »

« D'toute façon ça n'sert à rien d't'parler, dès qu'on t'dit quelqu'chose d'juste... tu réponds toujours ça même : c'n'est point vrai. »

« Ce n'est point vrai ! »

Irrité, Belin laissa là sa sculpture et alla traire les vaches. Finalement, il se demandait s'il ne préférait pas encore mourir étripé que de continuer à vivre ainsi.

Quand il en eut fini avec le lait, il se mit à marcher vers le moulin, pour s'aérer l'esprit. Il avait mis une veste de laine car il commençait à faire sérieusement froid.

« J'aimerais juste le revoir... », soupira-t-il.

Il se laissa tomber au bord de la rivière.

« On s'amusait bien tous les deux... On f'sait tout ensemble... Ça n'peut point s'finir comme ça. »

Il plongea la main dans l'eau froide. Le fond de la rivière était tapissé de morceaux de granit brillants mais non encore polis, qui pouvaient blesser les pieds.

« Cette rivière est comme Messire Ecthelion », pensa l'humain.

Elle en avait même le son. On aurait dit que la rivière jouait de la flûte... Belin se leva, saisi par la musique. La rivière jouait de la flûte.

C'était comme si elle l'appelait.

Alors il marcha au bord de la rivière, en direction des montagnes, jusqu'à ce qu'il passe sous un bois de bouleaux frissonnant, et que le sol commence à monter.

Là, la flûte cessa, pour être remplacée par une voix, une douce voix qu'il reconnaîtrait entre mille, car c'était la plus belle voix qu'il connaissait.

Et elle chantait une chanson qui ne lui était pas inconnue.

À la claire fontaine
M’en allant promener
J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné

Il y a longtemps que je t’aime, 
Jamais je ne t’oublierai


Il continua à suivre la rivière, jusqu'à ce qu'elle se transforme en torrent.

Sous les feuilles d’un chêne,
Je me suis fait sécher.
Sur la plus haute branche,
Un rossignol chantait.

Il y a longtemps que je t’aime, 
Jamais je ne t’oublierai

Chante, rossignol, chante,
Toi qui as le cœur gai.
Tu as le cœur à rire…
Moi je l’ai à pleurer.

Il y a longtemps que je t’aime,
Jamais je ne t’oublierai.

J'ai perdu mon ami
Sans l'avoir mérité.
Pour un bouquet de roses
Que je lui refusai.

Il y a longtemps que je t’aime,
Jamais je ne t’oublierai.

Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier,
Et que mon cher ami
Fût encore à m'aimer.

Il y a longtemps que je t’aime,
Jamais je ne t’oublierai.

 

Le coeur serré, Belin regarda autour de lui. Le chant avait cessé.

Mais il vit le Seigneur de la Fontaine, assis sur un rocher surplombant le torrent, sous les arbres, tout étincelant. Il cligna des yeux. La vision avait disparu.

Il sentit une main sur son épaule.

« C'est moi. »

Ecthelion lui faisait face, vêtu dans de simples vêtements gris cousus de fils argentés. Il tenait dans sa main sa flûte.

Les yeux de l’humain se remplirent de larmes.

« Vous m’manquez messire », dit-il seulement.

« Moi aussi vous me manquez », avoua Ecthelion.

« Je… Je… J’aimerais bien rev’nir avec vous », balbutia Belin. « Mais j’sais pas si j’peux… »

« Bien sûr que vous le pouvez ! »

L'humain, comme pris d'une impulsion, se jeta dans ses bras.

« J'vous aime bien messire. J'vous aime bien toujours. »

 

* * *

 

Assis sur la pierre devant la maison, Robert et Eudes étaient en train d'examiner l'ocarina que leur frère avait commencé quand ils virent deux chevaux traverser la cour au galop.

Il y avait un grand cheval blanc sur lequel était monté un elfe brun, et le cheval de Belin – sur lequel Belin était monté, enveloppé dans sa veste de laine marron, ses cheveux blonds flottant au vent.

Quand les deux cavaliers passèrent l'entrée de la cour de la ferme, Robert vit le cavalier elfe qui, sans se retourner, leur faisait un signe de la main gauche : tous les doigts de la main repliés sauf le majeur.

« C't'un signe elfique, ça ? », demanda Robert.

« Va savoir », dit Eudes.

 

 

 

 


Chapter End Notes

Fin de la première partie du Livre 1.


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